- PYTHAGORE ET PYTHAGORISME
- PYTHAGORE ET PYTHAGORISMEIl n’est guère, dans l’Antiquité, de figure plus mystérieuse que celle de Pythagore, ni qui ait posé de problèmes plus embarrassants aux historiens. Il passe pour n’avoir rien écrit, et sa pensée ne fut sans doute connue jusqu’à l’époque de Socrate que par une tradition orale, elle-même entourée de secret. Les documents qui permettent de la conjecturer émanent pour la plupart des néo-pythagoriciens de la fin de la République et des quatre premiers siècles de l’ère chrétienne, eux-mêmes connus à travers le néo-platonisme. En outre, Pythagore est devenu très tôt, peut-être même de son vivant, une figure de légende: on le dit fils d’Apollon, descendu aux Enfers, doué d’ubiquité, et faiseur de toutes sortes de miracles. Une extraordinaire affabulation, qui ne cesse de se développer au cours des siècles, entoure son personnage. Ainsi est-il déjà une énigme pour Aristote, qui évite le plus souvent de prononcer son nom, pour ne parler que de «ceux qu’on appelle pythagoriciens». Imitant cette prudence, les historiens modernes doivent renoncer, sauf sur quelques points, à distinguer dans la tradition ce qui revient à Pythagore lui-même, et se résigner à parler seulement de «pythagorisme ancien». Force est à l’historien actuel de conjecturer sa pensée à partir de son influence et de ses retombées, qui sont aussi considérables que sa figure historique est incertaine.PythagoreUn penseur essentiellement religieuxL’existence de Pythagore au moins est assurée. Né dans la première moitié du VIe siècle avant J.-C. à Samos en Asie Mineure, où il fut probablement en contact avec la pensée milésienne, il quitte vers l’âge de quarante ans sa ville natale pour émigrer à Crotone, en Italie méridionale. Il y entreprend une œuvre de prédication, visant à introduire une nouvelle règle de vie, et y fonde une communauté, à la fois religieuse et politique, dont le retentissement sera considérable, premier modèle pour d’autres associations qui se créeront à Tarente, Métaponte, Sybaris, Syracuse..., mais dont le destin sera de périr, peut-être avec son maître, lors d’une révolte populaire.Les témoignages les plus anciens et les plus authentiques montrent en Pythagore un penseur essentiellement religieux. Il doit être rapproché de ces personnages étranges et à demi-légendaires que l’on trouve associés au courant mystique du VIe siècle, et qui ne sont pas sans évoquer les chamanes orientaux: tels Aristéas, Abaris, Épiménide, Phérécyde. Visionnaires inspirés, mages extatiques, purificateurs et guérisseurs, ils se donnent pour des «hommes divins», médiateurs entre l’homme et le dieu, et s’autorisent d’une faculté exceptionnelle de voyance qui leur permet d’entrer en contact avec l’invisible et de se remémorer leurs existences antérieures. Proche de l’orphisme dans cette orientation religieuse – dont témoignent des techniques visant à séparer à volonté l’âme du corps pour la mettre en contact avec le divin –, la pensée de Pythagore s’en distingue cependant par sa visée politique. Il ne s’agit pas tant pour lui d’affranchir l’individu de son existence terrestre que de réaliser un lien entre l’homme et le divin et, sur la base de ce lien, de transformer la cité. Ainsi la secte religieuse se prolonge-t-elle dans un groupement ouvert à vocation politique, organisé sur un modèle égalitaire et exaltant l’idéal civique, l’effort et la discipline collective.La «science» de PythagoreC’est dans cette perspective théologico-politique que doit être abordée la «science» de Pythagore, à laquelle la tradition veut qu’il ait donné, le premier, le nom de «philosophie». Accueillant en elle les connaissances les plus diverses (si l’on en croit Héraclite, qui accusa Pythagore de «polymathie»), elle accordait vraisemblablement une place importante à ce qui recevra plus tard le nom de mathématiques, et qui devait fournir à la fois un accès au divin et le modèle de l’ordre à réaliser par les lois de la cité. L’un des principaux mérites de Pythagore serait, selon Aristoxène, d’avoir «élevé l’arithmétique au-dessus des besoins des marchands». De ce qui n’était chez les Égyptiens qu’un ensemble de recettes empiriques, établies à des fins utilitaires, il aurait fait le premier une science démonstrative. Sa véritable originalité fut plutôt d’envisager le nombre dans une perspective religieuse et mystique; et c’est la religion qui, libérant la mathématique de sa visée utilitaire, ouvrit ici la voie à la spéculation abstraite.Il est probable que remonte à Pythagore lui-même l’affirmation, rapportée par Aristote, selon laquelle toutes choses sont des nombres. Partant peut-être de considérations sur l’accord musical, qui se laisse ramener à une proportion mathématique, il serait arrivé à l’idée que «les nombres sont pour ainsi dire le principe, la source et la racine de toutes choses» (Théon de Smyrne). Pour cette pensée archaïque qui ne distingue pas arithmétique, géométrie et physique, l’unité arithmétique ne fait qu’un, en effet, avec le point géométrique et avec une sorte d’atome matériel. Les nombres se laissent alors représenter par des agencements de points, délimitant des intervalles et dessinant des figures qui sont autant de modèles pour la compréhension des choses. Sur cette conception s’est développée toute une arithmologie mystique, assignant aux nombres des propriétés qualitatives. Ainsi la tétraktys , ou somme des quatre premiers nombres, qui est représentée par le triangle décadique et qui enveloppe en elle les natures du pair et de l’impair, sera désignée comme le fondement de toutes choses. De ce type de spéculation relèveraient les découvertes mathématiques que la tradition attribue à Pythagore: outre le théorème qui porte son nom, et celui de la somme des angles du triangle, la construction de certains polyèdres réguliers, les débuts du calcul des proportions et peut-être le pressentiment du problème des irrationnelles. Mais toutes ces attributions sont purement conjecturales.Une telle pensée se devait de concevoir la production du monde sur le modèle de celle de l’harmonie du nombre. La cosmologie de Pythagore y aurait vu le résultat de l’aspiration d’un vide illimité situé hors du ciel et qui, absorbé par celui-ci, y séparerait des unités, en instaurant des intervalles (le nombre étant ainsi produit, non par addition, mais par la division d’une unité enveloppante). À la source de cette aspiration et de l’agencement des choses qu’elle réalise se trouverait un feu central, ordonnant autour de lui la révolution des corps célestes. Conception dualiste, opposée au monisme des Ioniens, qui voit à la racine de toutes choses la tension de principes opposés, la limite et l’illimité, ou encore l’impair et le pair, la lumière et l’obscurité, et qui débouche sur la perception apollinienne d’un univers régi par la proportion et l’harmonie.Premier pas en direction d’une vision positive des choses, mais sur lequel il faut bien se garder de projeter la conception moderne de la science, le courant de pensée ouvert par Pythagore apporte un témoignage privilégié de cette mutation qui s’accomplit en Grèce, et en Grèce seulement, d’une pensée religieuse à une pensée rationnelle.La secteLes ambiguïtés du pythagorismeDans son histoire la plus ancienne, le mouvement fondé par Pythagore se présente sous deux aspects: tantôt comme un groupe d’intention religieuse, une secte dont le genre de vie est dominé par l’ascétisme et les purifications, tantôt, au contraire, comme un groupe d’action politique, une hétérie dont l’activité est principalement orientée vers la gestion des affaires publiques.Selon la tradition la plus répandue, les pythagoriciens sont des hommes tout de blanc vêtus, qui fuient le contact des femmes en couches, évitent d’entrer dans la maison d’un mort, refusent énergiquement de croquer une fève ou de manger un œuf. Leur existence quotidienne paraît encombrée de tabous et d’interdictions de tout genre, tandis que leur vie communautaire, avec la règle du silence, les degrés d’initiation, le mystère dont elle aime à s’entourer, ressemble étrangement à celle d’une de ces confréries dont les esséniens ou les thérapeutes offrent l’exemple le plus évident pour la période qui précède immédiatement l’ère chrétienne.Par ailleurs, les mêmes personnages forment une espèce d’ordre à vocation politique, fondé sur un système d’éducation collective, véritable dressage, qui comprend des repas de corps ou syssities, le compagnonnage (solidaire de la mise en commun des biens), enfin des techniques telles que les exercices physiques, l’apprentissage de la musique et la réglementation des nourritures. Ce sont ces pythagoriciens disciplinés et entraînés qui exaltent çà et là le courage à la guerre et l’honneur au combat. Pour eux, «il est noble de mourir à la suite de blessures reçues de face», ou encore «il faut combattre non en paroles mais en actes, car il est juste et pieux de faire la guerre quand on la fait homme contre homme». Toutes ces traditions militaristes sont inséparables du rôle qu’une partie de l’historiographie attribue à Pythagore et à ses disciples dans les hostilités prolongées entre Crotone et Sybaris, comme elles sont également solidaires de manifestations spécifiquement guerrières dont une des dernières sera la résistance armée de trois cents jeunes gens lors des persécutions qui, au milieu du Ve siècle, viendront mettre un terme à l’action politique des disciples de Pythagore.La crise de la citéCes ambiguïtés du pythagorisme se nouent dans le contraste qui oppose les deux figures les plus importantes du mouvement: Pythagore de Samos et Milon de Crotone, son gendre. En effet, ce mage extatique, cet homme extraordinaire qui s’impose aux Crotoniates comme un autre Apollon Hyperboréen, devient, par le mariage de sa fille, l’allié d’un des personnages les plus importants de la cité dans laquelle il a débarqué de Samos aux environs de 530 avant notre ère. Athlète prestigieux, plusieurs fois vainqueur aux jeux d’Olympie, Milon appartient à ces milieux aristocratiques qui s’affirment traditionnellement comme des détenteurs de l’autorité politique. Et ce n’est pas un hasard si sa maison particulière a été choisie par les pythagoriciens pour servir de siège à leurs délibérations sur les affaires de la cité. Ce l’est d’autant moins que, lors de la bataille rangée que Sybaris et Crotone se livrent en 510 pour l’hégémonie d’une partie de l’Italie du Sud, Milon se trouve à la tête de ses concitoyens qu’il entraîne à la victoire. Il assume ainsi le rôle d’un chef de guerre qui a revêtu en l’occurrence le costume d’Héraclès: la peau de lion sur le dos et la massue au poing. Mais cet accoutrement ne s’explique pas seulement par les relations cultuelles étroites du héros «dorien» avec la divinité de Crotone dont Milon est le prêtre influent. Car le combat qu’il mène, c’est celui que toute l’action politique des pythagoriciens entend gagner: le combat du ponos contre la truphè , de la « vertu » contre le «vice».Quelle est en effet la situation politique de Crotone au moment où Pythagore s’y installe? C’est une cité en pleine crise, et le mal qui la frappe est à la fois économique, éthique et politique. Sur le plan économique c’est l’invasion des produits orientaux de luxe, de vêtements, de parfums, d’objets précieux; c’est l’accroissement des dépenses dans les milieux aristocratiques. Sur le plan politique, c’est le déséquilibre provoqué par l’inégalité entre les citoyens, c’est la discorde, l’injustice, la ruine de la cité. Cette gangrène a un nom: la «mollesse», la truphè. Et, précisément pour l’extirper, le pythagorisme met en œuvre un genre de vie qui vise à développer des vertus morales et politiques comme le courage, l’austérité, la maîtrise de soi, la modération, toutes vertus que résume une notion, celle de ponos , d’effort pénible. Or, cette vertu cardinale, dans laquelle les pythagoriciens entendent trouver la réponse à la crise de la cité, s’incarne naturellement dans un des héros les plus populaires de la Grande Grèce, Héraclès, dont les pyhagoriciens vont faire à leur usage une sorte de juste souffrant. Par conséquent, en revêtant le costume d’Héraclès pour écraser les armées de Sybaris, le gendre de Pythagore ne s’abandonne pas à quelque fantaisie vestimentaire; il veut incarner aux yeux de tous les vertus que le pythagorisme entend faire triompher sur les vices dont les Sybarites, dans leur comportement et dans leur histoire, font étalage, d’une manière devenue proverbiale.Le végétarien et le carnivoreL’ambiguïté du pythagorisme est plus profonde encore, et c’est à travers les conduites alimentaires de Pythagore et de ses disciples qu’elle se révèle le plus nettement. Toute la tradition ancienne place côte à côte le pythagoricien végétarien et le disciple du maître qui mange d’un bon appétit une nourriture carnée. Ce contraste s’accuse à l’extrême entre Pythagore, censé ne prendre que des aliments merveilleux propres à supprimer la soif et la faim, et son gendre Milon, solide carnivore et polyphage réputé, dont l’appétit ne pouvait être satisfait que par d’énormes quantités de viande. Mettre cette différence de régime alimentaire sur le compte d’un choix subjectif, d’une préférence d’ordre gastronomique, ce serait méconnaître sans nul doute la signification politique et religieuse de l’alimentation carnée en Grèce. En effet, refuser de manger de la viande, ce n’est rien d’autre que refuser d’offrir aux dieux le sacrifice sanglant d’une victime animale, geste essentiel de la pratique religieuse des Grecs, puisque, d’une part, il définit le cadre hors duquel il n’y a pas d’alimentation carnée, et que, par ailleurs, la consommation de la chair animale dans le sacrifice permet à l’homme d’entrer en relation avec les puissances divines. La manducation sacrificielle de la viande est solidaire d’un système de valeurs dont il faut préciser la portée en rappelant l’institution du premier sacrifice par Prométhée, du temps où hommes et dieux réglaient à Méconè leurs querelles anciennes. En voulant tromper Zeus au profit des humains, Prométhée a définitivement fixé le régime alimentaire de l’un et l’autre parti: les hommes auxquels il a réservé toute la viande du bœuf seront désormais voués à prendre cette nourriture pour vivre et repousser plus loin le jour de leur mort; quant aux dieux, auxquels Prométhée n’a voulu laisser que les os et la graisse, ils peuvent se nourrir des seuls fumets du sacrifice et des parfums odorants que répandent l’encens et la myrrhe, brûlés sur l’autel avant chaque offrande. Ainsi se trouve délimitée la position de l’homme à l’égard des dieux: dans le temps même où le sacrifice permet à l’un de communiquer avec les autres, il souligne la distance radicale qui sépare les mortels et les immortels. C’est donc sur ce terrain de l’alimentation, carnée ou non, que se joue dans le pythagorisme un débat entre deux attitudes, dont l’une, représentée par Milon et les pythagoriciens «politiques», conduit à accepter le monde et la cité, avec l’intention d’agir à l’intérieur de ce système pour le transformer, et dont l’autre, incarnée par le Pythagore ascète et mage, se caractérise par le renoncement au monde et à la vie dans la cité, par un repliement sur soi et une attitude inquiète vis-à-vis de toutes les formes d’impureté qui pourraient faire obstacle au salut individuel de l’âme.Échecs et retombéesDes deux voies empruntées par les pythagoriciens, on peut dire que l’une a abouti à un échec et que l’autre a débouché sur une longue histoire qui n’est pas encore terminée. Sur le plan politique, le pythagorisme a échoué complètement: persécutions, conflits, guerres civiles firent qu’à la fin du Ve siècle il ne restait plus rien du pouvoir pythagoricien; l’organisation politique de la secte est détruite. Les survivants vont chercher refuge en Grèce, en particulier à Athènes où désormais ils végéteront et donneront naissance à un personnage de comédie: le «pythagoricien» des poètes comiques du IVe siècle est une espèce de hippie , un déraciné au comportement excentrique; hiver comme été il couche dehors, il se promène nu-pieds; sale et déguenillé, il se nourrit de peu, son régime est fait de thym et de légumes crus, il ne boit que de l’eau, il porte les cheveux longs et hirsutes. Le pythagoricien est alors devenu un cynique. Ce n’est plus seulement la cité qui est refusée, c’est la vie civilisée tout entière qui est rejetée. Comme le cynique, ce type d’homme s’affirme par la volonté d’«ensauvager» la vie, de retrouver l’âge d’or de la sauvagerie première.Ce qui reste du pythagorisme comme forme de pensée, indépendamment des apports sur le plan philosophique et scientifique, c’est une certaine religiosité qui imprègne ou nuance toute une série d’œuvres littéraires. Plus qu’une philosophie ou qu’un corps de doctrines organisé, ce pythagorisme qui réapparaît sous une série de masques est une attitude spirituelle assez diffuse pour qu’on puisse la reconnaître dans les lieux les plus divers. Ce pythagorisme-là, les Romains en ont prolongé le mythe, en attendant que des modernes, tout historiens qu’ils sont, le reprennent à leur tour jusqu’à paraître eux-mêmes le jouet de véritables phantasmes. Il n’en est pas de plus bel exemple que la monumentale «basilique pythagoricienne» élevée par Jérôme Carcopino sur quelques textes interprétés hâtivement à l’occasion de l’étrange découverte d’un édifice souterrain près de la porta Maggiore, en 1917, à Rome.
Encyclopédie Universelle. 2012.